Contrôle de constitutionnalité
01 January 0001 Monday
COMMUNIQUÉ DE PRESSE
No ND 10/21
Annulation de la disposition prévoyant, sur autorisation du Ministre concerné, la fermeture et la saisie des biens des sociétés de médias ayant des liens avec des entités ayant été identifiées comme constituant une menace pour la sécurité nationale
Le 24 décembre 2020, dans le dossier no E.2017/21, la Cour constitutionnelle a déclaré inconstitutionnelle et donc décidé d’annuler l’article 2 § 4 de la loi no 6755 portant approbation, après modification, du décret-loi sur les mesures à prendre dans le cadre de l’état d’urgence et la réglementation de certains établissements et organismes. |
Sur l’examen de l’article 2 § 4 de la loi no 6755
La disposition contestée
La disposition contestée régit la fermeture et le transfert de tout type de bien au Trésor public, sur autorisation du ministre concerné, après avis de la commission créée par le ministre concerné, des établissements privés de radio et de télévision, des journaux, des revues, des maisons d’édition ainsi que des chaînes de distribution en raison de leurs rapports d’affiliation, liens ou relations avec des structures, des entités ou des groupes ou encore des organisations terroristes ayant été identifiés comme constituant une menace pour la sécurité nationale.
Les fondements du recours en annulation
Dans le recours formé, il est brièvement allégué que la disposition contestée est inconstitutionnelle dans la mesure où elle permet, sur autorisation du ministre concerné, la fermeture et la saisie des biens mobiliers et immobiliers des établissements privés de radio et de télévision, des journaux, des revues, des maisons d’édition ainsi que des chaînes de distribution, non-mentionnés dans les listes en annexe, en raison de leurs rapports d’affiliation, liens ou relations avec des structures, des entités ou des groupes ou encore des organisations terroristes ayant été identifiés comme constituant une menace pour la sécurité nationale, sans qu’ils soient pour autant limités à l’organisation terroriste ayant tenté le coup d’État et ainsi entraîné la déclaration de l’état d’urgence. Par ailleurs, il est soutenu que la saisie des biens mobiliers et immobiliers des établissements privés de radio et de télévision, des journaux, des revues, des maisons d’édition ainsi que des chaînes de distribution, dont la fermeture est prévue, constitue une mesure de confiscation générale et, qu’à cet égard, la disposition contestée porte atteinte au droit de propriété. En outre, il est également avancé que cette disposition apporte une restriction aux libertés d’expression et de la presse, au droit de recevoir des informations et au droit de publication périodique et non-périodique, dépassant les limites de la « nécessité » dans une société démocratique, contrairement au principe de l’État de droit.
L’appréciation de la Cour constitutionnelle
En ce qui concerne la première phrase de la disposition contestée
Même si la disposition contestée prévoit de lutter contre les menaces et les dangers liés notamment à la déclaration de l’état d’urgence, son application ne se limite pas à la période de l’état d’urgence. Partant, l’examen de la disposition contestée doit s’effectuer par rapport à l’article de la Constitution garantissant le droit qui a été restreint, en combinaison avec les autres articles de la Constitution et surtout avec l’article 13 de la Constitution qui constitue l’élément fondamental en matière de régime de restriction et de protection des droits et libertés fondamentaux en temps normal.
La disposition contestée apporte des restrictions aux libertés d’expression et de la presse dans la mesure où elle prévoit la fermeture, sous certaines conditions, des établissements privés de radio et de télévision, des journaux, des revues, des maisons d’édition et des chaînes de distribution.
L’article 13 de la Constitution dispose comme suit : « Les droits et libertés fondamentaux ne peuvent être limités que pour des motifs prévus par des dispositions particulières de la Constitution et en vertu de la loi, et pour autant que ces limitations ne portent pas atteinte à l’essence même des droits et libertés. Les limitations dont les droits et libertés fondamentaux font l’objet ne peuvent être en contradiction ni avec la lettre et l’esprit de la Constitution, ni avec les exigences d’un ordre social démocratique et de la République laïque, et elles doivent respecter le principe de proportionnalité. ». Selon cet article, les restrictions apportées aux libertés d’expression et de la presse doivent ainsi être prévues par la loi et doivent se conformer aux motifs de restrictions prévus par la Constitution, aux exigences de l’ordre social démocratique et au principe de proportionnalité.
La qualification juridique et la définition objective des concepts de « rapports d’affiliation, liens et relations » qui figurent dans la disposition contestée peuvent être déterminées par la jurisprudence des tribunaux. D’autre part, il est possible d’y apporter des interprétations différentes selon l’époque dans laquelle on vit. Dans ce cadre, prenant en considération les menaces et les dangers ayant donné lieu à la déclaration de l’état d’urgence, il faut reconnaître que des différences d’interprétation peuvent avoir lieu en période d’état d’urgence et en période normale.
S’agissant de l’examen de l’existence du lien en question, en période normale, l’adoption du principe de fondement sur des faits concrets à cet égard est une conséquence naturelle du principe de l’interprétation des lois en conformité avec la Constitution. Dans ce cadre, en vertu de la disposition contestée, il est clair que seuls les liens se fondant sur des faits concrets de nature à justifier la fermeture peuvent être considérés comme « rapports d’affiliation, liens et relations ». Un tel examen est effectué par la commission créée par le ministre concerné et le ministre concerné lui-même et dans le cadre de cet examen, toute sorte de faits, d’éléments, d’informations et d’indices sont librement appréciés, sans être limités par les déclarations qui leur sont faites.
Par ailleurs, les rapports d’affiliation, liens ou relations avec les structures, les entités, les groupes ou les organisations terroristes tels que prévus par la disposition contestée peuvent apparaître sous différentes formes et, par conséquent, le législateur ne peut donc pas les prévoir tous par avance, de sorte qu’on ne peut y imposer une obligation de les citer un à un dans une loi. En effet, le caractère général et abstrait de la loi tient à la nécessité de trouver dans la règle de droit donnée toutes les solutions pouvant varier en fonction des circonstances de chaque espèce, autrement dit, au besoin de prévenir de ne pas laisser en dehors toutes sortes de solutions menant à une solution qui va dans le sens du but de la règle de droit donnée. À cet égard, la disposition contestée n’est donc pas incompatible avec le principe constitutionnel de restriction des droits et libertés fondamentaux par la loi.
L’article 26 de la Constitution garantissant le droit à la liberté d’expression prévoit les buts pour lesquels ce droit peut être restreint. L’article 28 de la Constitution garantissant la liberté de la presse dispose que les dispositions de l’article 26 s’appliquent aussi pour les restrictions apportées à la liberté de la presse.
Il est entendu que la disposition contestée permet la fermeture des établissements privés de radio et de télévision, des journaux, des revues, des maisons d’édition ainsi que des chaînes de distribution en raison de leurs rapports d’affiliation, liens ou relations avec des structures, des entités ou des groupes ou encore des organisations terroristes ayant été identifiés comme constituant une menace pour la sécurité nationale, dans le but de préserver la sécurité nationale, l’ordre et la sécurité publics. Pour ce motif, il ne peut être conclu que la disposition contestée ne poursuit pas un but légitime d’un point de vue constitutionnel.
Le dernier paragraphe de l’article 28 de la Constitution dispose comme suit : « Les périodiques publiés en Turquie peuvent être temporairement suspendus par décision judiciaire en cas de condamnation en raison de publications portant atteinte à l’intégrité indivisible de l’État du point de vue de son territoire et de la nation, aux principes fondamentaux de la République, à la sécurité nationale ou aux bonnes mœurs. Toute publication constituant indéniablement la continuation d’une publication périodique suspendue est interdite ; ces publications sont saisies en vertu d’une décision judiciaire. » En vertu de cet article, les périodiques ne peuvent pas être suspendus sans décision judiciaire et la suspension en question ne peut être que temporaire. Partant, la disposition contestée prévoyant la suspension des périodiques tels que les journaux et les revues sans décision judiciaire est contraire à la lettre de l’article 28 de la Constitution.
La disposition contestée prévoit aussi la fermeture des établissements privés de radio et de télévision, des maisons d’édition ainsi que des chaînes de distribution. Pour cette raison, il convient également d’examiner l’effet de la restriction apportée aux libertés d’expression et de la presse par la disposition contestée sur ces derniers.
La société démocratique repose sur les principes de pluralisme, de tolérance et d’ouverture d’esprit. Dans une société démocratique, une restriction à ces droits ne peut être apportée uniquement que s’il existe des raisons impérieuses. À cet égard, il est considéré que la fermeture des établissements privés de radio et de télévision, des maisons d’édition et des chaînes de distribution ayant des rapports d’affiliation, liens ou relations avec des structures, des entités ou des groupes ou encore des organisations terroristes identifiés comme constituant une menace pour la sécurité nationale répond bien au but de préserver la sécurité nationale, l’ordre et la sécurité publics.
L’article 28 de la Constitution prévoit que la suspension des périodiques ne peut être prononcée que par une décision judiciaire, que cette mesure est une mesure grave et qu’une décision judiciaire doit également être prise pour la suspension temporaire. Il est néanmoins considéré que la disposition contestée prévoyant la fermeture directe et définitive des établissements privés de radio et de télévision, des maisons d’édition ainsi que des chaînes de distribution ne prend pas en compte les moyens d’atteindre le même but en imposant moins de restrictions aux libertés d’expression et de la presse. Il ne fait pas de doute que, parmi tous les moyens de parvenir au même but, la fermeture directe constitue en soi l’ingérence la plus sévère aux droits et libertés fondamentaux.
Par ailleurs, en vertu de la disposition contestée, les conditions recherchées pour la fermeture doivent être déterminées par la commission visée par cette même disposition. À ce stade, il convient de préciser que la détermination de ces conditions et la décision de fermeture sont des actes administratifs susceptibles de recours judiciaire. Cependant, la disposition contestée ne contient aucune garantie après la décision de fermeture permettant aux autorités judiciaires de rendre une décision rapide à cet égard. Et pourtant, l’article 28 § 7 de la Constitution prévoit des délais de saisie et confiscation qui sont des mesures moins lourdes que la mesure de fermeture. Selon cet article, dans les cas où un retard serait préjudiciable, l’autorité habilitée par la loi d’ordonner la saisie doit aviser le juge compétent de sa décision au plus tard dans les vingt-quatre heures ; dans les cas où le juge n’approuve pas cette décision au plus tard dans les quarante-huit heures, celle-ci est considérée comme nulle.
Dans le cas de la fermeture des établissements et organismes visés par la disposition contestée, la mise en place d’une procédure séparée et rapide portant sur le contrôle judiciaire de la décision de fermeture est une garantie essentielle pour les libertés d’expression et de la presse, en raison du rôle important que ces établissements et organismes jouent en matière de ces libertés. Par conséquent, la disposition contestée est incompatible avec les principes sous-tendant le principe de proportionnalité, à savoir le principe de nécessité et celui de proportionnalité au sens strict.
La disposition contestée trouve également un champ d’application en période d’état d’urgence. En période d’état d’urgence, la Constitution prévoit, sous certaines conditions, des limitations aux droits et libertés fondamentaux qui sont contraires aux garanties consacrées par la Constitution. À cet égard, l’appréciation de la Cour constitutionnelle selon laquelle, en période normale, la disposition contestée est inconstitutionnelle ne vaut pas pour l’application de la disposition contestée limitée à la période d’état d’urgence.
Au vu de ce qui précède, la Cour constitutionnelle déclare que la disposition contestée est contraire à la Constitution et décide donc de l’annuler.
En ce qui concerne la seconde phrase de la disposition contestée
La disposition contestée prévoit le transfert au Trésor public de tout type de bien appartenant aux établissements et organismes dont la fermeture y est prévue. La deuxième phrase de la disposition contestée ne trouve plus de champ d’application en raison de l’annulation de la première phrase. Par conséquent, la seconde phrase en question doit être examinée sous l’angle de l’article 43 de la loi no 6216 relative à l’établissement de la Cour constitutionnelle et aux règles de procédure devant celle-ci et il est considéré qu’il n’est donc pas nécessaire de procéder à un contrôle de conformité à cet égard.
Préparé par le Secrétariat Général, le présent communiqué de presse vise à informer le public et ne lie pas la Cour constitutionnelle. |