Contrôle de constitutionnalité
01 January 0001 Monday
COMMUNIQUÉ DE PRESSE
No ND 8/20
Annulation de certaines dispositions de la loi no 7072 portant approbation, après modification, du décret-loi concernant certaines mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence
Le 19 février 2020, dans le dossier no E.2018/91, la Cour constitutionnelle a déclaré inconstitutionnelle et annulé certaines dispositions de la loi n° 7072 portant approbation, après modification, du décret-loi sur la prise de certaines mesures dans le cadre de l’état d’urgence. |
La loi no 7072 qui fait l’objet du présent recours en annulation, est entrée en vigueur à la suite de l’adoption par la Grande Assemblée Nationale de Turquie du décret-loi no 680 pris dans le cadre de l’état d’urgence. Les dispositions contestées de la loi en question n’ont plus la qualité de normes ayant la particularité d’être applicables en période d’état d’urgence. En revanche, elles ont la qualité de normes à caractère général dont la portée dépasse le simple cadre de l’état d’urgence. Par conséquent, en l’espèce, l’article 15 de la Constitution qui régit le régime des restrictions des droits et libertés fondamentaux en cas d’état d’urgence ne trouve pas de champ d’application au contrôle de constitutionnalité des dispositions contestées.
A. S’agissant des dispositions prévoyant le rejet des demandes de licences provenant des prestataires de services de médias en raison de leurs rapports d’affiliation, liens ou relations rapportés avec des organisations terroristes
Les dispositions contestées
Les dispositions contestées sont l’article 18 de la loi no 7072 et le paragraphe 3) rajouté à l’article 19 de la loi no 6112. Celles-ci disposent, en particulier, que les demandes de licences provenant des associés, du président et des membres du conseil d’administration des prestataires de services de médias dont leurs rapports d’affiliation, liens ou relations avec des organisations terroristes ont été rapportés par l’Organisation nationale du renseignement (MIT) ou la Direction générale de la sécurité (EGM) doivent être rejetées.
Le fondement du recours en annulation
Dans le cadre du recours formé, il est principalement allégué que les restrictions apportées par les dispositions contestées ne sont pas proportionnelles et que ces dispositions ne prévoient pas les fondements juridiques et les procédures sur lesquels la MIT et l’EGM doivent s’appuyer pour la détermination d’un éventuel rapport d’affiliation, des liens ou relations avec des organisations terroristes. Par conséquent, il est avancé que les dispositions en question sont contraires à la Constitution.
L’appréciation de la Cour
D’après l’article 13 de la Constitution, les mesures apportant des restrictions à l’exercice des libertés d’expression et de la presse doivent être conformes et proportionnelles aux motifs de restrictions prévus par la Constitution.
Selon les dispositions contestées, il est tenu compte de l’avis du MIT et de l’EGM s’agissant des rapports d’affiliation, des liens ou relations des associés, du président et des membres du conseil d’administration avec des organisations terroristes. À cet égard, si un tel avis est émis, les demandes de licences des prestataires de services de médias sont automatiquement rejetées.
Les effets de cette mesure sur les prestataires de services de médias ne sont pas limités dans le temps.
Par ailleurs, on relève que les dispositions contestées limitent l’efficacité du contrôle juridictionnel des mesures prises dans ce cadre. En effet, celles-ci prévoient que le contrôle en question, au cours de la procédure judiciaire, se limite à relever si les services de police ont rendu un avis ou pas sur la question.
On constate également que l’avis du MIT et de l’EGM ne se fonde par sur des informations et documents ayant la même pertinence que ceux recherchés pour l’ouverture d’une enquête pénale. Autrement dit, il est très probable que les faits pris en compte dans cet avis soient de nature du renseignement. De ce fait, dans un tel contexte, il est considéré que le contrôle juridictionnel des actes de l’administration, laquelle évalue les demandes de licences, a un poids plus important.
Le fait que l’évaluation faite par les institutions de sécurité entraîne des effets automatiques, que l’administration ou la cour qui effectue le contrôle de l’acte administratif n’aient aucun pouvoir d’appréciation, font que la possibilité d’exercer un contrôle sur la véracité de l’avis en question et de prendre des mesures administratives au vu de la situation réelle et concrète est largement limitée. On relève également que la loi ne prévoit aucune mesure permettant de s’assurer de la conformité de l’usage du pouvoir en question avec le but recherché par les dispositions contestées ni aucune garantie légale pour se prémunir contre les actes arbitraires.
Étant donné que les réglementations en cause ne permettent pas à l’administration qui évalue les demandes de licences et les juridictions qui contrôlent les actes de l’administration d’avoir un réel pouvoir d’appréciation, il en résulte que les restrictions apportées aux libertés d’expression et de la presse par les dispositions contestées ne sont pas proportionnelles.
La conclusion selon laquelle les dispositions contestées sont inconstitutionnelles en temps normal ne comporte aucune considération sur le fait que celles-ci sont contraires ou pas à la Constitution en période d’état d’urgence.
Au vu de ce qui précède, la Cour constitutionnelle déclare que les dispositions contestées sont contraires aux articles 13, 26 et 28 de la Constitution et décide, en l’occurrence, de les annuler.
B. S’agissant des dispositions autorisant la police à avoir accès et à mener des recherches sur l’identité des abonnés à Internet dans le cadre des crimes commis sur les plateformes virtuelles
Les dispositions contestées
Les dispositions contestées sont l’article 26 de la loi no 7072 et le paragraphe 18) rajouté à l’article 6 additionnel de la loi no 2559 sur les fonctions et compétences de la police. Selon ces dispositions, la police a un droit d’accès à l’identité des abonnés à Internet dans le cadre des crimes commis sur les plateformes virtuelles et elle peut également mener des recherches sur ces plateformes. Par ailleurs, les fournisseurs de services d’accès, d’hébergement et de contenu doivent informer les services de police concernés des informations requises par ceux-ci.
Le fondement du recours en annulation
Dans le cadre du recours formé, il est allégué que les dispositions contestées autorisent la police judiciaire à mener directement des enquêtes, des recherches et des analyses sur les crimes commis sur les plateformes virtuelles tandis que, selon le code de procédure pénale en vigueur, seuls les procureurs de la République sont investis du pouvoir d’ouvrir et de mener une enquête pénale, de sorte que ces dispositions sont contraires à la Constitution.
L’appréciation de la Cour
L’article 20 de la Constitution garantit le droit au respect de la vie privée et familiale ainsi que la protection des données à caractère personnel dans le cadre du secret de la vie privée.
D’après la jurisprudence bien établie de la Cour constitutionnelle, « (…) non seulement les informations permettant de déterminer l’identité des personnes comme leur prénom, leur nom, leur date et lieu de naissance mais aussi toutes les données permettant de les identifier directement ou indirectement tels que leur numéro de téléphone, leur plaque d’immatriculation automobile, leur numéro de sécurité sociale, leur numéro de passeport, leurs origines, leurs photographies, l’enregistrement de leurs images et de leurs sons, leurs empreintes digitales, leur adresse IP, leur adresse électronique, leurs loisirs, leurs préférences, les personnes avec lesquelles sont entretenues des relations, leurs appartenances à des groupes, leurs informations familiales, leurs données de santé » sont toutes reconnues comme étant des données à caractère personnel.
Dans ce sens, les informations sur l’identité des abonnés à Internet sont des données à caractère personnel. Étant donné que les dispositions contestées autorisent la police à avoir accès à des informations sur l’identité des abonnés à Internet qui ont le caractère de données personnelles et que les fournisseurs de services d’accès, d’hébergement et de contenu ont l’obligation légale d’informer la police de ces informations, il est considéré que ces dispositions apportent une restriction au droit de demander la protection des données à caractère personnel dans le cadre du droit au respect de la vie privée.
Les restrictions aux droits et libertés fondamentaux doivent être conformes aux exigences de l’ordre social et démocratique et elles doivent être prises dans le but de répondre à des besoins sociaux impérieux dans une société démocratique.
D’après la loi no 5271, l’établissement du bureau du procureur général chargé de l’instruction des crimes, y compris ceux qui sont commis sur les plateformes virtuelles, et la résolution des conflits liés aux crimes appartiennent aux autorités judiciaires. La loi en question reconnait également à ces autorités un pouvoir d’accès aux informations relatives à l’enquête criminelle, y compris celles permettant la bonne mise en œuvre de la compétence des autorités judiciaires en cause.
Toutefois, il est considéré que le pouvoir accordé à la police par les dispositions contestées au travers de la restriction du droit de demander la protection des données à caractère personnel dans un but visant à déterminer le bureau du procureur général qui sera chargé de l’enquête ne répond pas à un besoin social impérial et que, par conséquent, la restriction apportée en l’espèce n’est pas conforme aux exigences de l’ordre social et démocratique.
La conclusion selon laquelle les dispositions contestées sont inconstitutionnelles en temps normal ne comporte aucune considération sur le fait que celles-ci sont contraires ou pas à la Constitution en période d’état d’urgence.
Au vu de ce qui précède, la Cour constitutionnelle déclare que les dispositions contestées sont contraires aux articles 13 et 20 de la Constitution et décide, en l’occurrence, de les annuler.
C. S’agissant des dispositions autorisant l’enquête de sécurité et de la recherche des archives du personnel contractuel à l’embauche
Les dispositions contestées
Les dispositions contestées sont l’article 82 de la loi no 7072 et l’alinéa f) rajouté au paragraphe 1 de l’article 7 du décret-loi no 399. Celles-ci prévoient en effet l’obligation de mener une enquête de sécurité et/ou une recherche des archives au sujet du personnel contractuel préalablement à leur embauche.
Le fondement du recours en annulation
Dans le recours formé, il est allégué essentiellement que le pouvoir de l’administration d’interdire à un individu l’exercice de son droit constitutionnel en s’appuyant uniquement sur les données d’une enquête de sécurité peut engendrer des actes arbitraires. Invoquant par ailleurs le fait que la collecte, le traitement et l’usage des données à caractère personnel doivent être régis par la loi, il est avancé que les dispositions en cause sont contraires à la Constitution.
L’appréciation de la Cour
Les données obtenues à la suite d’une enquête de sécurité et de la recherche des archives sont des données à caractère personnel. Étant donné que les dispositions contestées autorisent les autorités publiques à obtenir, enregistrer et utiliser les informations relatives à la vie privée, professionnelle et sociale des personnes, en l’occurrence, il est considéré que ces dispositions apportent une restriction au droit de demander la protection des données à caractère personnel.
Selon l’article 20 de la Constitution, le traitement des données à caractère personnel ne peut être effectué que dans les cas prévus par la loi ou avec le consentement exprès de la personne concernée. En outre, l’article 13 de la Constitution dispose que les droits et libertés fondamentaux ne peuvent être limités que par la loi. Selon les dispositions constitutionnelles invoquées, les normes limitant le droit de demander la protection des données à caractère personnel doivent être suffisamment claires, accessibles et prévisibles, de sorte qu’elles n’autorisent aucun arbitraire.
Les dispositions qui prévoient de mener une enquête de sécurité et/ou une recherche des archives sur les personnes avant leur recrutement dans la fonction publique, relèvent entièrement de l’appréciation du législateur. Toutefois, les normes règlementant ce domaine doivent clairement indiquer les conditions et les limites dans lesquelles les autorités publiques peuvent prendre des mesures, préciser avec clarté qu’elles peuvent intervenir dans la vie privée des personnes concernées, et enfin, prévoir des garanties suffisantes contre les abus de droit.
On relève que les dispositions contestées ne prévoient pas quelles sont les informations et les documents qui feront l’objet d’une enquête de sécurité et d’une recherche des archives, dans quelles mesures ces informations seront utilisées, quelles seront les autorités qui mèneront l’enquête et la recherche, dans quelles conditions ces informations seront gardées, si les personnes concernées auront un droit d’opposition ou pas, si ces informations seront effacées après un certain laps de temps ou pas, et le cas échéant, si elles sont effacées, les procédures à suivre, et s’il est prévu de mettre en place un système de contrôle pour la prévention des abus de droit. Autrement dit, il n’est prévu aucune garantie légale claire et prévisible de nature à permettre de se prémunir contre des actes et/ou comportements arbitraires du fait d’une enquête de sécurité et de recherche des archives et de l’utilisation des données ainsi obtenues.
Par conséquent, l’autorisation d’accès, d’utilisation et de traitement des informations ayant le caractère de données personnelles à l’issue d’une enquête de sécurité et de la recherche des archives sans que la loi ne prévoie les principes et les garanties fondamentaux en ces matières est contraire à la Constitution.
La conclusion selon laquelle les dispositions contestées sont inconstitutionnelles en temps normal ne comporte aucune considération sur le fait que celles-ci sont contraires ou pas à la Constitution en période d’état d’urgence.
Au vu de ce qui précède, la Cour constitutionnelle déclare que les dispositions contestées sont contraires aux articles 13 et 20 de la Constitution et décide, en l’occurrence, de les annuler.
Préparé par le Secrétariat Général, le présent communiqué de presse vise à informer le public et ne lie pas la Cour constitutionnelle. |