01 January 0001 Monday

 

COMMUNIQUÉ DE PRESSE

26/03/2020

No BB 23/20

Violation de la liberté d’expression en raison du retrait d’une banderole accrochée au bâtiment d’un parti politique

Le 6 février 2020, dans l’affaire Deniz Karadeniz et autres (requête no 2014/18001), l’Assemblée plénière de la Cour constitutionnelle a déclaré la violation de l’article 17 de la Constitution garantissant l’interdiction des traitements incompatibles avec la dignité humaine et la violation de l’article 26 de la Constitution garantissant la liberté d’expression.

 

En fait

Avant le meeting organisé en plein air, à Edirne, par le Parti de la Justice et du Développement (« Adalet ve Kalkınma Partisi » - AKP) en vue des élections locales, une banderole portant l’inscription « Assassin, Voleur AKP » (« Katil, Hırsız AKP ») fut accrochée au bâtiment local du Parti de la Liberté et de la Solidarité (« Özgürlük ve Dayanışma Partisi »).

Les agents de police tentèrent de pénétrer dans le bâtiment afin de retirer la banderole et d’arrêter les requérants conformément aux instructions du Procureur général de la République. Cependant, les requérants se trouvant à l’intérieur du bâtiment refusèrent d’ouvrir la porte, puis des affrontements éclatèrent entre ces derniers et les forces de sécurité au cours desquels elles recoururent à la force.

Par la suite, les requérants portèrent plainte contre les agents de police concernés. Toutefois, dans le cadre de l’enquête menée contre les requérants, le Bureau du Procureur général de la République, parallèlement à son acte d’accusation contre les requérants, rendit une décision supplémentaire de non-lieu à poursuivre à l’égard des agents de police concernés. Les requérants interjetèrent appel de cette décision mais le recours en appel fut rejeté par le juge de paix.

Griefs des requérants

Les requérants alléguèrent, d’une part, la violation de l’interdiction des mauvais traitements pour avoir été battus et insultés par les forces de sécurité et, d’autre part, la violation de leur droit à la liberté d’expression au motif que la banderole, dans son contenu, ne constituait pas en soi une infraction.

Appréciation de la Cour

1. Sur la violation présumée de l’interdiction des traitements incompatibles avec la dignité humaine

Les agents des forces de l’ordre sont autorisés à faire usage de la force, dans le but de et la stricte mesure nécessaire, pour briser toute résistance rencontrée dans l’exercice de leurs fonctions.

En l’espèce, les agents de police ont tenté de pénétrer dans le bâtiment conformément aux instructions du Procureur général de la République, mais les requérants n’ont pas ouvert la porte. Ainsi, l’usage de la force par les agents pour entrer dans le bâtiment avait un fondement légitime.

La force physique à laquelle les agents de police ont recours pour arrêter une personne qui résiste doit être limitée à la mesure suffisante pour briser la résistance de la personne. L’usage de la force ne doit en aucun cas aller au-delà de l’objectif de briser la résistance et ne doit absolument pas tendre à un mauvais traitement de la personne concernée.

La police anti-émeute a directement utilisé du gaz lacrymogène au poivre contre les requérants qui se trouvaient dans une pièce à l’intérieur du bâtiment. L’utilisation de tels gaz peut être considérée comme légale, à condition que d’autres moyens appropriés pour briser la résistance aient été employés en premier lieu mais n’aient donné aucun résultat. En l’espèce, le gaz lacrymogène a été pulvérisé dans une zone intérieure où il n'était pas possible d’échapper aux effets négatifs du gaz, et il n’a pas été examiné s’il était possible d’utiliser d’autres moyens.

Aussi, l’utilisation directe de gaz lacrymogènes dans une zone intérieure malgré les précautions suffisantes prises pour empêcher le risque de fuite des requérants ne peut donc pas être considérée comme étant un usage proportionné de la force.

Partant, la Cour constitutionnelle conclut que le recours à la force physique n’a pas été proportionné, que la force à laquelle les requérants ont été exposés leur a provoqué détresse et humiliation, portant atteinte à leurs valeurs en tant qu’êtres humains ainsi qu’à leur dignité, et que, par conséquent, l’aspect matériel de l’interdiction des traitements incompatibles avec la dignité humaine a été violé.

En outre, il est observé que la plainte des requérants contre les agents de police n’a pas été examinée dans le cadre d’une enquête distincte, mais s’est conclue par une décision supplémentaire rendue dans le cadre de la même enquête engagée contre les requérants et, qui était fondée sur le rapport de police. Le Bureau du Procureur général de la République est parvenu à une conclusion sans procéder à un examen de la scène de l’incident, sans examiner l’usage de gaz lacrymogènes dans une zone intérieure et sans prendre les déclarations des policiers impliqués dans l’incident. Or, la conduite d’une telle enquête manque de la diligence et du sérieux requis par l’article 17 de la Constitution.

Les instructions écrites données par les autorités aux policiers indiquaient qu’un enregistrement visuel était nécessaire pour éviter des plaintes irréalistes concernant l’usage d’une force prétendument disproportionnée lors de l’utilisation de gaz lacrymogènes. Les requérants ont affirmé qu’un tel enregistrement avait été réalisé au cours de l’incident, mais qu’il avait été interrompu lorsque les policiers avaient commencé à faire usage de la force. Les autorités chargées de l’enquête n’ont pas cherché à déterminer la véracité de ces allégations. Ces lacunes dans la collecte de preuves dans le cadre de l’enquête ont eu un impact négatif sur son efficacité. Ainsi, aucune enquête pénale effective n’a été menée à l’encontre des agents de police concernés et donc l’aspect procédural de l’interdiction des traitements incompatibles avec la dignité humaine a été violé.

En conséquence, la Cour conclut à la violation de l’interdiction des traitements incompatibles avec la dignité humaine garantie par l’article 17 de la Constitution.

2. Sur la violation présumée de la liberté d’expression

Pour qu’une ingérence dans la liberté d’expression, qui revêt une importance vitale pour le fonctionnement de la démocratie, soit conforme aux exigences de l’ordre social démocratique, les motifs avancés par les autorités publiques doivent être pertinents et suffisants.

La banderole, cause principale des faits à l’origine de l’affaire litigieuse, contenait deux déclarations sévères ayant la portée de jugements de valeur contre l’AKP, le parti au pouvoir. L’une de ces déclarations était « voleur », ce qui impliquait que le parti au pouvoir était mêlé à des affaires de corruption, et l’autre était « meurtrier », ce qui reflétait le mécontentement à l’égard des politiques de sécurité mises en œuvre dans le cadre de la lutte contre l’organisation terroriste PKK.

Ce n’est que dans les régimes démocratiques, où les opinions peuvent être exprimées sans aucun obstacle, que les individus et les groupes peuvent exprimer de vive voix leurs inquiétudes concernant une série de questions allant de l’échec des mécanismes de régulation de l’économie aux revendications de revenus non gagnés et à la corruption, et qu’ils peuvent demander au gouvernement de rendre des comptes et à l’administration d’être transparente.

Il convient de toujours respecter la frontière ténue entre la critique des politiques antiterroristes de l’État et le soutien et la légitimation des activités d’une organisation terroriste. Dans les circonstances de la présente affaire, rien ne permet d’établir que l’expression « meurtrier » ait été employée pour justifier les actes de violence commis par l’organisation terroriste PKK.

On peut admettre que les déclarations figurant sur la banderole aient pu en partie blesser les partisans de l’AKP. Les termes précités, qui ont été employés par les personnes ayant accroché la banderole en question, font partie intégrante de leur mode d’expression, cherchant ainsi ouvertement à provoquer une polémique et des réactions violentes. La liberté d’expression s’applique non seulement aux informations et aux idées acceptables par la société, mais aussi aux informations et aux opinions qui sont offensantes, choquantes ou inquiétantes. La Cour constitutionnelle a reconnu dans ses nombreux arrêts que la liberté d’expression doit être interprétée de manière large, de sorte à permettre dans une certaine mesure l’exagération voire même la provocation.

Étant donné que la liberté d’expression est un élément indispensable dans les démocraties contemporaines, tout effort de divulgation et de transmission des opinions qui ne constituent pas une menace pour l’ordre public et n’incitent pas à la violence doit être toléré.

En l’espèce, la police, le procureur général de la République ainsi que le tribunal de première instance qui a ordonné la saisie de la banderole litigieuse n’ont pas su démontrer que ladite banderole a provoqué les personnes rassemblées le jour de l’incident ou que son contenu était provocateur et que de ce fait, il aurait aggravé le conflit et troublé ainsi l’ordre public. Il n’y a pas non plus d’élément indiquant que la banderole en cause a constitué une menace pour l’ordre public ou que son contenu a un caractère offensant.

Le parti au pouvoir a une obligation très large de supporter la critique, aussi inacceptables que soient les opinions et les déclarations dirigées contre lui, car il décide dans une grande mesure de la formation des politiques publiques. Quelle que soit la sévérité des idées et des opinions critiquant les politiques du parti au pouvoir, aucune sanction ne doit être imposée aux personnes qui les expriment.

Partant, il est donc considéré que l’ingérence dans la liberté d’expression ne répond pas à un besoin social impérieux, qu’elle n’est pas non plus proportionnée et que, par conséquent, elle ne satisfait pas aux exigences de l’ordre social démocratique.

Au vu de ce qui précède, la Cour constitutionnelle conclut à la violation de la liberté d’expression garantie par l’article 26 de la Constitution.

Préparé par le Secrétariat Général, le présent communiqué de presse vise à informer le public et ne lie pas la Cour constitutionnelle.