Recours Individuel
01 January 0001 Monday
COMMUNIQUÉ DE PRESSE
09/10/2020
No BB 64/20
Violation du droit d’être élu et de se livrer à des activités politiques en raison du refus de faire bénéficier un député de l’immunité parlementaire
Le 17 septembre 2020, dans l’affaire Kadri Enis Berberoğlu (requête no 2018/30030), l’Assemblée plénière de la Cour constitutionnelle a déclaré la violation de l’article 67 de la Constitution garantissant le droit d’être élu et de se livrer à des activités politiques et la violation de l’article 19 de la Constitution garantissant la liberté et la sûreté individuelles. |
En fait
À l’époque des faits litigieux de l’affaire en cause, une enquête pénale fut ouverte contre le requérant, député à la Grande Assemblée nationale de Turquie (« GANT »), pour avoir fourni des informations contenues dans un article de presse à un journaliste, à savoir, des informations confidentielles de l’État à des fins d’espionnage politique et militaire, et pour avoir aidé l’Organisation terroriste güleniste/Structure d’État parallèle (« FETÖ/PDY ») en toute connaissance de cause et de son plein gré.
À cette fin, un rapport d’enquête (« fezleke ») en vue de la levée de l’immunité parlementaire du requérant fut élaboré et, peu après, la loi no 6718 portant modification de la Constitution de la République de Turquie (« la Constitution »), adoptée par l’Assemblée plénière de la GANT, et ajoutant, en son article 1er, l’article 20 provisoire à la Constitution, rendit inapplicable la disposition de la Constitution sur l’immunité parlementaire aux enquêtes/instances en cours contre des parlementaires. À la suite de l’entrée en vigueur de l’article susmentionné, par un acte d’accusation établi par le Bureau du Procureur général de la République, une action pénale fut engagée devant la Cour d’assises (« le tribunal de première instance ») contre le requérant. À l’audience en date du 14 juin 2017, en présence du requérant, le tribunal de première instance le condamna à vingt-cinq années de réclusion criminelle pour avoir divulgué des informations qui, par leur nature, devaient rester confidentielles ; et, toujours au cours de cette même audience, le tribunal ordonna immédiatement son placement en détention après le prononcé de son jugement de condamnation.
Par la suite, le 18 juillet 2017, le requérant interjeta appel de ce dernier jugement, en demandant dans son recours en appel, d’une part, l’annulation de sa condamnation et, d’autre part, sa libération. Par un arrêt du 13 février 2018, la Cour d’appel régionale annula le jugement de condamnation du tribunal de première instance, mais elle reconnut le requérant coupable d’avoir divulgué des informations à caractère confidentiel dans le cadre de la sécurité de l’État ou de ses intérêts politiques intérieurs ou extérieurs, le condamnant ainsi à une peine de cinq ans et dix mois d’emprisonnement et ordonnant son maintien en détention. Le 9 mars 2018, le requérant se pourvut en cassation contre cet arrêt, et demanda de nouveau sa libération.
Alors que le requérant était détenu dans l’attente de son procès, il fut réélu en tant que député. Par la suite, soutenant qu’il avait à nouveau droit à l’immunité parlementaire pour avoir été réélu en tant que député, le requérant requit à la Cour de cassation sa libération immédiate devant laquelle l’examen de son pourvoi en cassation était toujours en cours. Tout d’abord, s’appuyant sur l’article 20 provisoire de la Constitution, la Cour de cassation estima que le requérant n’avait pas droit à l’immunité parlementaire et, par conséquent, rejeta sa demande de suspension de la procédure en cause. Quant au moyen soulevé par le requérant tiré de l’illégalité de sa détention provisoire, la Cour de cassation, sans se fonder sur aucun motif, considéra que ce moyen devait être évaluée en même temps que le bien-fondé du pourvoi en cassation. Sur ce, le requérant introduisit un recours en annulation de l’arrêt de rejet de la Cour de cassation ; après avoir examiné le recours en question, la Cour de cassation décida qu’il n’y avait pas lieu de se prononcer sur la suspension de la procédure ainsi que sur la mesure de détention du requérant. Suite à l’arrêt de rejet de son dernier recours en annulation, le requérant saisit la Cour constitutionnelle d’un premier recours individuel.
Entre-temps, par un arrêt du 20 septembre 2018, la Cour de cassation confirma le jugement de condamnation de la Cour d’appel régionale. Dans cet arrêt, il y était en outre indiqué qu’une copie de la décision définitive avait été envoyée à la Présidence de la GANT pour que les mesures nécessaires fussent prises conformément à l’article 84 § 2 de la Constitution et, que le requérant, membre de la GANT, avait été libéré en vertu de l’article 83 § 3 de la Constitution au motif qu’une condamnation pénale prononcée à l’encontre d’un membre de la GANT avant ou après son élection, ne pouvait être exécutée qu’après qu’il ait cessé d’être membre.
Le requérant introduisit pour la seconde fois un recours individuel devant la Cour constitutionnelle, et ce après l’appréciation définitive de la Cour de cassation sur l’affaire litigieuse en question. La Cour constitutionnelle décida néanmoins de joindre les deux recours individuels du requérant tenant compte notamment de leurs liens de connexité tant ratione personae que ratione materiae.
Le statut de député du requérant cessa le 4 juin 2020, suite à la lecture devant l’Assemblée plénière de la GANT du jugement de condamnation prononcé à son encontre.
Griefs du requérant
Le requérant allégua la violation de son droit d’être élu et de se livrer à des activités politiques ainsi qu’une atteinte à son droit à la liberté et à la sécurité individuelles au motif de la poursuite de son procès et du maintien de sa détention provisoire, même après qu’il ait pu bénéficier de l’immunité parlementaire suite à sa réélection.
Appréciation de la Cour
A. Violation présumée du droit d’être élu et de se livrer à des activités politiques
Il est entendu qu’en l’espèce, la première phrase de l’article 83 § 2 de la Constitution, qui dispose que « Un député auquel il est reproché d’avoir commis une infraction avant ou après son élection ne peut être détenu, interrogé, arrêté ou jugé, sauf décision contraire de l’Assemblée », renferme une disposition de portée générale (lex generalis), tandis que l’article 20 provisoire de la Constitution est une lex specialis par rapport à cette disposition.
En effet, en vertu de l’article 83 § 4 de la Constitution, qui dispose que l’immunité parlementaire est accordée pendant toute la durée d’une session législative et levée à la fin de celle-ci, un député réélu a, en principe, droit à une nouvelle immunité parlementaire.
Étant donné que l’article 20 provisoire de la Constitution constitue explicitement une lex specialis par rapport à l’article 83 § 2 de la Constitution, il est considéré qu’il n’existe aucune disposition dérogatoire dans la Constitution prévoyant le refus d’accorder l’immunité parlementaire à un député réélu au titre de l’article 83 § 4 de la Constitution. Et comme une telle disposition dérogatoire n’a pas été introduite dans la Constitution séparément et explicitement par le pouvoir constituant, lui-même, il en est déduit que les députés nouvellement élus bénéficient ainsi pleinement de l’immunité accordée par l’article 83 de la Constitution. Dans cette optique, à moins que la GANT ne lève à nouveau leur immunité, ils ne peuvent faire l’objet ni d’enquêtes ni de poursuites.
En l’espèce, l’article 83 de la Constitution, qui est la lex generalis, a été interprété au sens étroit, tandis que l’article 20 provisoire de la Constitution, qui est la lex specialis, a été interprété au sens large. Une exception ne peut pas être interprétée de manière large, et sa portée ne peut pas non plus être étendue. Comme conséquence naturelle de ce principe, en cas de doute sur le point de savoir si le statut du requérant après sa réélection en tant que député relève de la lex specialis constituée par l’article 20 provisoire de la Constitution, il convient de reconnaître que la situation du requérant échappe à la lex specialis et est donc couverte par la lex generalis.
L’immunité parlementaire, en tant qu’institution constitutionnelle, est un mécanisme de protection employé pour garantir que les députés puissent participer librement aux activités législatives sans rencontrer d’obstacle. L’immunité parlementaire joue donc un rôle important dans le fonctionnement de la démocratie représentative. L’approche fondée sur les droits qui doit prévaloir sur la juridiction constitutionnelle est également applicable à l’interprétation des règles constitutionnelles relatives à l’immunité parlementaire. Après la réélection du requérant en tant que député, il est relevé que les procédures en cours menées contre lui n’ont pas été suspendues et que sa détention provisoire a été maintenue tout le long de son procès, de même que le jugement de condamnation de la Cour d’appel régionale prononcé à son encontre a été ultérieurement confirmée par la Cour de cassation. Tout cela a été rendu possible par une interprétation large de la lex specialis constituée par l’article 20 provisoire de la Constitution, d’une manière contraire à son libellé et à l’intention du constituant, ainsi que d’une manière contraire au droit du requérant d’être élu et de se livrer à des activités politiques, garanti par l’article 67 de la Constitution.
Par conséquent, la lex specialis introduite par l’article 20 provisoire de la Constitution ne peut pas être appliquée à l’égard du requérant qui a été réélu en tant que député. Le refus de reconnaître au requérant le droit à l’immunité parlementaire, malgré sa réélection en tant que député, en application de la disposition impérative de l’article 83 § 4 de la Constitution, qui constitue la lex generalis, considérée comme relevant de l’article 20 provisoire de la Constitution, est contraire au libellé de l’article pertinent ainsi qu’à la volonté du constituant.
Au vu de ce qui précède, la Cour constitutionnelle a conclu à la violation du droit du requérant d’être élu et de se livrer à des activités politiques, garanti par l’article 67 de la Constitution, au motif que, malgré que le requérant ait été réélu député, les procédures pénales engagées contre lui se sont poursuivies, que sa détention a été maintenue après le prononcé de sa condamnation (« hükmen tutuklu ») et, que la phase de l’exécution de la peine a été entamée, et ce contrairement à l’article 83 de la Constitution garantissant l’immunité parlementaire du requérant.
B. Violation alléguée du droit à la liberté et à la sûreté individuelles
La Cour constitutionnelle, après avoir examiné la violation alléguée du droit du requérant d’être élu et de se livrer à des activités politiques, a considéré que le requérant avait de nouveau droit à l’immunité parlementaire conformément à l’article 83 de la Constitution pour avoir été réélu député - également dans le cadre de l’affaire concernant sa détention après condamnation - et a donc conclu que les considérations contraires contrediraient le texte de la Constitution.
Il est clair que les considérations et les appréciations susmentionnées sont également applicables au droit à la liberté et à la sûreté de la personne. Par conséquent, il convient d’admettre que le requérant a retrouvé son immunité parlementaire à compter de la date de sa réélection en tant que député lors des élections générales du 24 juin 2018 et que, par conséquent, son maintien en détention après la date pertinente était incompatible avec l’article 83 de la Constitution.
Malgré l’existence d’un obstacle constitutionnel à la poursuite de la détention provisoire du requérant, à savoir l’immunité parlementaire dont il bénéficiait à nouveau pour avoir été réélu député lors des élections générales du 24 juin 2018, la demande de libération du requérant -sur la base de son immunité parlementaire- n’a pas été examinée sur le fond, entre le 29 juin 2018 et le 20 septembre 2018, et la détention après condamnation du requérant s’est poursuivie pendant toute cette période. Ainsi, la privation de liberté du requérant entre les dates susmentionnées est incompatible avec l’article 83 de la Constitution, où sont prévues les garanties liées à l’immunité parlementaire.
Par conséquent, la Cour constitutionnelle conclut à la violation du droit du requérant à la liberté et à la sécurité individuelles.
Préparé par le Secrétariat Général, le présent communiqué de presse vise à informer le public et ne lie pas la Cour constitutionnelle. |